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jeudi 26 janvier 2017

Boîtes de Moteur au Sirop











   

 Jusqu'à ce fameux jour où le Vieux nous raconta l'histoire de la femme  qui avait scié une voiture, cet hôtel n'avait jamais rien eu d'extraordinaire pour nous. C'était un petit bâtiment de quatre étages en briques rouges, suspendu comme un pull au milieu de la penderie de la ville. On était passés devant des centaines de fois sans vraiment y prêter attention. On savait seulement qu'il avait été construit à cet endroit à une lointaine époque et c'était tout.
   Avant ça, on avait travaillé, deux ans de suite en été, dans une maison qui se situait juste en face. Notre travail consistait à nous occuper des jardins. On tondait les pelouses, on extirpait les mauvaises herbes, on enlevait les pierres dans les massifs et on plantait des fleurs et des arbustes parfumés tout près des fenêtres pour que les gens en profitent même lorsqu'ils n'étaient pas dehors.
    On emportait nos propres outils, puis on faisait du porte-à-porte en proposant nos services à ceux qui acceptaient de nous ouvrir. Parfois on avait un job pour plusieurs jours, mais c'était rare. La plupart du temps, les gens nous embauchaient pour l'après-midi ou la matinée et il fallait bien s’en contenter. 
   La maison proche de l'hôtel était habitée par un vieil homme à la retraite. Il nous payait pour nettoyer son jardin, cependant il nous arrivait aussi de l'aider pour autre chose, ou de faire quelques bricoles par-ci, par-là. Un après-midi, il nous avait emmenés couper du bois le long de la rivière, au bord des berges qui n'étaient pas encore souillées par les déchets de l'usine à papier. Au retour, nous étions allés fouiller une ruine pour tenter de récolter une ou deux pointes de flèches anciennes. En repartant, nous avions remarqué des coyotes près de l'usine, qui jouaient avec des cartons d'emballage et des morceaux de ficelle. Ils étaient six au bord du grillage, à tirer sur les papiers qui dépassaient, à les déchirer, à les jeter en l'air, à les mettre en charpie. Ils avaient l'air très sérieux. On aurait cru des employés de supermarché retournés à l'état sauvage le jour de Noël.
      Ce vieil homme nous avait raconté que, durant sa jeunesse, il avait été un ramasseur de coquillages de grande renommée. Il avait écumé toute la côte à la recherche de ces drôles d’animaux aux noms bizarres qui résonnaient d'une étrange façon lorsqu'on les prononçait. Cette petite affaire marchait bien, malheureusement, au cours des années, la pollution augmenta et il lui fut bientôt impossible de trouver quelque chose de valable, exceptés des bouts de plastique et des saletés en tout genre. Il dut renoncer, la mort dans l'âme. Il vécut ensuite de plusieurs métiers avant de s'engager dans une conserverie de poisson fumé. Il y demeura vingt ans. Au moment de son départ, on lui offrit, en guise de remerciement, toute la série des produits fabriqués dans cette usine. Il ne savait quoi en penser, mais il emporta quand même ces boîtes et les entreposa dans un coin de sa cave, utilisant certaines pour caler des pieds de table, ou boucher des trous, mais sans jamais en ouvrir aucune. Il préférait les laisser intactes. On s'imaginait que c'était peut-être quelque chose d'indispensable pour lui, quelque chose qui lui permettait de faire demi-tour dans sa vie pour aller retrouver ce qui s'y était passé. On n’en était pas intimement convaincus et à vrai dire cela nous importait peu. Toujours est-il que le Vieux avait conservé ces boîtes et avec elles l'odeur de poisson de la conserverie. Celle-ci s'était confortablement et durablement installée,  imprégnant la moindre parcelle de sa maison de son horrible fumet. Cette malédiction agissait sur tout ce qui passait à sa portée. Le jardin lui-même n'était pas épargné. Les fleurs avaient toujours du mal à sentir autre chose que l'huile rance de poisson, quant aux fruits, ils avaient un arrière-goût de conserverie assez prononcé. Connaissant ce désagréable secret, nous évitions le plus possible de serrer la main du vieil homme où de s'approcher des escaliers grimpant à sa porte. Nous inventions toujours des prétextes biscornus pour échapper à ça et même s'il trouvait notre comportement étrange, nous allions jusqu'au bout de nos paroles, car il n'y avait rien de plus répugnant au monde que cette puanteur là.
    Un après-midi pluvieux, nous nous étions réfugiés sous l'appentis où il rangeait son bois. Il était venu nous rejoindre pour discuter un peu et c'est à ce moment qu'il nous avait raconté l'histoire qui s'était déroulée dans cet hôtel.

   " Il n'y a pas si longtemps que tout ça est arrivé. C'était au début de l'été et le temps s'était radouci. J'avais installé mon pliant sur la terrasse. C'est pas que je raffole de ce genre de truc, mais je n'avais rien d'autre à faire et je pensais que ça allait me détendre un peu. Il ne se passe pas grand chose dans cette ville et j'étais sûr d'être tranquille pour un bon moment. Il y a avait une petite brise tiède qui secouait les branches des arbres et je m'étais pris à les regarder. Je n'attendais rien de ce vent ni du mouvement qu'il imposait aux branches. Je ne regrettais même pas de ne pas avoir de compagnie ou d'avoir à m'occuper comme la plupart des gens, j'imagine. Je savais qu'en cas de besoin, il y aurait toujours un petit fragment de cette ville pour me sortir de ce mauvais pas. "
   " A peu près à cet instant, je me sentis attiré ailleurs, comme si on avait jeté un aimant à regards au milieu de la rue. Mes yeux se sont détournés puis ils se sont posés sur la façade de l'hôtel, plus précisément sur une fenêtre, où un homme était accoudé et fumait une cigarette. Il portait une veste sans manches et un foulard autour du cou. Des lunettes foncées lui mangeaient le visage. De temps à autre, il se retournait pour parler à quelqu'un à l'intérieur de la chambre. Au début tout se passait calmement : il lançait deux ou trois mots, revenait à la fenêtre, avalait quelques bouffées et se retournait de nouveau pour discuter. Puis, progressivement, la situation se mit à changer. L'homme devint soudain nerveux et mauvais.
    Dès lors, il demeurait continuellement le dos tourné à la chambre et parlait si fort qu'on aurait pu l'entendre à l'autre bout de la rue. Il continua à déballer tout ce qu'il avait sur le cœur pendant dix bonnes minutes, puis il fit un geste qui semblait signifier qu'il en avait par-dessus la tête. Ensuite, il tira une dernière fois fébrilement sur sa cigarette, la jeta et disparut dans la chambre. Il s'écoula cinq minutes avant qu'il ne descende de l'hôtel. Là, il se dirigea vers une voiture, lança un coup d'œil dedans et poursuivit son chemin. Tout en souriant, il brandissait dans sa main un trousseau de clefs. C'était comme si ces clefs étaient le rapport d'un analyste financier très important et qu'il allait faire fortune avec à la bourse.
    Il s'éloigna et tourna à l'angle de la rue. Immédiatement après, une femme sortit à  son tour de l'hôtel. Elle regarda de tous côtés, puis se mit à piquer un sprint jusqu'au bout de la rue. Une fois là-bas, elle se pencha au coin de l'immeuble et s'assura que le type était parti pour de bon. Ensuite, elle revint sur ses pas, toujours en courant et s'arrêta près de la voiture. Elle posa ses mains dessus et repris son souffle. Après ça, elle essaya d'ouvrir la porte de la voiture, mais elle n'y parvint pas. Elle fit le tour, tenta sa chance avec le coffre et le capot pour aboutir au même résultat. Là-dessus, elle parut réfléchir et elle commença à arpenter la rue, à la recherche de je ne sais quoi. Soudain, elle tourna la tête dans ma direction et m'aperçut. Quelque chose sembla alors lui traverser l'esprit. Elle leva la main et me faisant un signe incompréhensible, traversa la rue pour venir se planter devant chez moi.        
    - Salut Grand-père, z'auriez pas un pied-de-biche ou une barre bien solide à me prêter par hasard ?
    J'imaginais à peu près à quoi allait lui servir ce qu'elle me demandait et quand elle à dit " bien solide ", j'ai immédiatement pensé au type à qui appartenait la voiture et j'ai cherché à me souvenir de l'allure qu'il avait. Je crois qu'il était du genre plutôt costaud, lui aussi. Ça n'arrangeait rien.
   - Je sais pas si j'ai ça, j'ai répondu, j'ai un sacré bazar chez moi, ça risque de prendre du temps.
   - J'ai tout l'après-midi, elle m'a dit, cet abruti est parti se saouler avec ses copains, il ne reviendra pas de si tôt. Alors je veux bien que vous alliez voir, ça me dépannerait bien.
    - Bon, d'accord, je lui ai dit, je vais faire ce que je peux.
     Des pieds-de-biches ou des outils du même genre, je n'en manquais pas. A la limite, j'aurais sans doute pu lui donner une de mes vieilles boîtes de conserves, elles sont tellement épaisses qu'elles pourraient briser n'importe quoi. Du coup, je suis rentré chez moi et je l'ai laissée patienter dehors, le temps de faire le point. Je me suis demandé ce qui s'était déroulé là-haut, dans la chambre avec le type et pourquoi elle semblait en vouloir autant à la voiture. Elle avait sûrement l'intention de s'enfuir avec. Je me suis dit que si cet homme la rendait malheureuse, je devrais peut-être lui apporter ce que qu'elle désirait. J'avais un pied-de-biche qui traînait dans un coin, je l'ai pris et je suis retourné la voir:
    - Il est un peu rouillé, j'ai fait en lui tendant par-dessus la clôture, mais il est encore bien solide, vous pouvez vous en servir.
    - Ne vous inquiétez pas, elle m'a dit, donnez-moi cinq minutes et je vous le rapporte.
    Sur ce, je suis resté près de la clôture et je l'ai regardé faire. Ça a pris quelques minutes, comme elle me l'avait dit. Elle a ouvert le coffre et la porte et m'a ramené l'outil.
    - Il sent bizarre ce pied-de-biche, elle m'a avoué, ça me rappelle une odeur de sardine ou quelque chose du genre, du poiscaille fumé, peut-être ? Elle le renifla, hésita avant de reprendre: vous aussi on dirait que vous sentez cette odeur et puis vous avez aussi une étrange façon de parler, mais je pense que ce n'est pas important, encore merci pour le pied-de-biche !
    Elle trottina jusqu'à la voiture. Elle sortit une caisse à outils du coffre, ouvrit le capot, prit le cric, l'installa et entreprit de démonter une roue. Dès que cela fut terminé, elle s'attaqua aux trois autres, puis elle les monta une à une dans la chambre de l'hôtel et redescendit. Elle se campa devant la voiture, les mains sur les hanches, en s'interrogeant pour savoir par où elle allait continuer. Elle avait beaucoup transpiré depuis le début. Une grande tâche de sueur s'étalait dans son dos, comme un roman de cinq cent pages devenu liquide. Sans perdre une minute, elle fouilla dans la caisse à outils, triant ce dont elle avait besoin. Elle choisit une paire de pinces, plusieurs clefs et plongea la tête dans le moteur. Je m'apprêtais à lui proposer mon aide, mais au dernier moment je me ravisais et je suis reparti m'asseoir.
     Elle s'est acharnée tout le reste de l'après-midi sur la voiture. Elle l'a vidée presque entièrement et a monté toutes les pièces dans la chambre. Quand la nuit a commencé à tomber, elle m'a emprunté une baladeuse pour pouvoir continuer. Elle était couverte de graisse, de cambouis et j'ai songé qu'elle était comme un représentant de toutes ces choses venu frapper à ma porte. Je n'avais pas de baladeuse. A la place je lui ai donné une lampe à pétrole, celle qui me servait à ramasser les coquillages le soir et ensuite je suis allé me coucher.
    En me levant le lendemain matin, j'ai aperçu la lampe sur la terrasse et dans la voiture, le type qui dormait. Il y avait des bouteilles vides à ses côtés. La voiture était réduite à néant. Les portes, les roues, les vitres, les sièges, le moteur, avaient disparu, seules demeuraient la carrosserie et les quelques pièces trop lourdes qu'elle n'avait pas pu emporter dans la chambre. J'avais l'impression qu'elle aurait effacé la peinture si elle avait pu. Peut-être qu'elle n'avait pas eu le temps ?  
    Il n'y avait aucune trace d'elle dans les environs. Je me suis fait du café et je l'ai bu tranquillement tout en observant l'homme par la fenêtre. Il était de bonne heure. Dans la rue, la lumière du soleil ressemblait à un grand tube jaune au bord duquel trempaient quelques gouttes de brume. Je décidais de prendre le frais. J’ouvris la porte, respirai un bon coup et pris la lampe pour la ranger sous l'appentis. Arrivé sur place, j'ai remarqué qu'un tas de cageots avait été déplacé. D'ordinaire, ils étaient empilés contre la cloison du fond. Quelqu'un avait dû les placer là durant mon sommeil. J'ai jeté un léger coup de pied dedans, de façon à en éparpiller un ou deux et je suis tombé sur la fille profondément endormie. Elle paraissait encore plus sale que la veille. Son corps grelottait et aux endroits où elle n'était pas tâchée de cambouis, je discernai des petits points de peau hérissés de chair de poule.
     Je suis retourné lui chercher une couverture et un peu de café dans un Thermos. Je l'ai débarrassée des cageots et j'ai posé la couverture sur ses épaules, puis je l'ai laissée dormir. Plus tard dans la matinée, je suis allé de nouveau la voir, mais elle s'était enfuie. Elle avait bu le café, plié la couverture et remis les cageots à leur place. Elle avait dû passer par-derrière en sautant la clôture qui n'était pas bien haute. A deux pâtés de maison d'ici, il y avait la nationale. A cette heure-ci beaucoup de voitures circulaient et sans doute était-elle en train de faire du stop, ou au mieux, déjà en route.
     Le type s'était envolé lui-aussi sans que je m'en rende compte. La voiture est restée longtemps dans cet état, jusqu'à ce que les hommes de la fourrière l'embarquent. Je me souviens que, lorsqu'ils ont voulu la monter sur la plate-forme de leur camion, la voiture s'est complètement démantibulée. Ils ont été obligés de faire venir une benne pour récupérer les morceaux. La fille avait scié et dévissé tout ce qu'elle n'avait pas pu monter dans la chambre. Les ouvriers de la fourrière n'en sont pas revenus quand je leur ai annoncé qui avait fait ça et ils ont eut comme une espèce de dégoût devant tout ce travail inutile. Pourtant, il n'y avait guère de risque que ça leur arrive une deuxième fois ". 

YOT

Photo en Braille d'une Journée de Pêche





 



J’ai commencé à pêcher dans ce ruisseau il y a plus de cinq ans maintenant. Il n'a pas de nom précis et je n'ai jamais vraiment cherché à le connaître, ni même à m’assurer qu’il en possède réellement un. C'est peut-être par négligence, par manque d'inspiration ou tout simplement parce que les gens n’ont jamais cessé de se figurer qu’il serait inutile de s’embarrasser avec ça. Je ne sais pas. Pourtant il est dans l’ordre des choses d’avoir un nom. Personne dans le coin ne vous dira le contraire. J’imagine sans doute que je devrais songer sérieusement à lui en donner un avant que quelqu’un d’autre le fasse à ma place. J’espère qu’il n’est pas trop tard.
L’étroite vallée où coule ce ruisseau est certainement le lieu le plus aride de la région. C’est une sorte de long boyau de pierre envahi par la poussière, quelques ruines d’immeubles et de hauts buissons d'armoise. La chaleur y est étouffante. La seule fraîcheur est celle que dégage le ruisseau. L’eau y est très bleue et très froide, un peu comme un œil d'enfant en hiver. Il n’est pas très profond non plus et on peut le franchir n’importe où sans avoir de l’eau plus haut que les genoux. Vers l’est, près de la cavité où il jaillit, la statue d’une vague a été érigée. Personne ne se souvient pourquoi cette sculpture à été plantée là, mais beaucoup s’entendent pour dire que celui qui en a eu l’idée avait certainement de bonnes raisons. Je me suis toujours demandé lesquelles, même si cela devient de plus en plus compliqué à mesure que j’y pense.
Plus bas, il y a une fabrique de pesticides qui rejette ses résidus dans ce ruisseau. A ce niveau, il ne fait pas bon s'y baigner et encore moins y pêcher. Du reste, je suis persuadé qu'il n'y a plus aucun poisson à prendre.
Excepté ça, la pêche n'est pas mauvaise par ici et quand le temps s'y prête, les truites sont toujours au rendez-vous. D'ordinaire, je m'installe sur un gros rocher contre lequel pousse un genévrier. Il me protège du soleil et sert à suspendre mes affaires. Je choisis aussi cette place parce que c'est là que j'ai levé mes meilleurs coups et  le restaurant de la ville est toujours près à payer de belles pièces. Parfois il ne me reste que cette solution pour gagner un peu d’argent. Je pensais qu’il valait mieux agir ainsi que de ne rien faire du tout. C’est ce que j’avais décidé. C’était à peu près mon unique occupation, si l’on excluait les quelques heures que je passais parfois à la décharge. Je me persuadais qu’il ne m’en fallait pas plus et je finissais par croire que c’était vrai.   
La majorité de mes journées se ressemblaient. Leur contenu me paraissait terriblement lointain. La seule dont je me souvienne précisément, c’est celle où j’ai rencontré cet étrange photographe et sa fille. Ce matin là, je m'étais levé tôt et après avoir rassemblé mon équipement, j'étais parti sans perdre une minute. J'avais coupé à travers champs pour rejoindre ensuite le chemin qui passait un peu plus haut près de la source. Le soleil commençait seulement à s’élever. Ses rayons se reflétaient dans la statue de la vague. On aurait dit qu’elle portait un costume trop court pour elle.
Avant de repartir, j'avais préparé ma canne et sélectionné le type de mouche que j’allais utiliser. Celle-ci avait l’aspect d’une grande sauterelle verte. J'avais jugé que pour débuter, ce n'était pas une mauvaise idée, du fait qu'il y avait de grandes quantités de ces bestioles et que j’en voyais régulièrement tomber à l’eau. Je n'étais pas très fort en technique, mais question mouches j'en connaissais un bout. Ça compensait.
Tout en longeant la berge, j'ai commencé à faire des lancers dans les hauts-fonds, histoire de m'entraîner un peu, puis j’ai entamé ma descente vers le rocher. Parvenu à destination, je me suis avancé en plein dans l'ombre du genévrier. J'ai pris tout mon temps. Le rocher semblait s’étendre à l’infini à mesure que j’avançais. C’était comme marcher sur un bruit qui se propage doucement. Mais je n’étais pas pressé. J'attendais de fusionner totalement avec cette ombre, de ne faire plus qu'un avec elle. Quand j’ai fini par atteindre l’extrémité du bloc, j'ai balancé délicatement ma ligne à l'endroit où flottaient des insectes qui s’étaient décrochés des branches. La mouche s'est mise à tournoyer, puis à suivre lentement le courant. Je la laissai prendre le large et ensuite je ramenai la ligne vers moi pour effectuer un nouveau lancer. Après avoir répété cet exercice pendant trente minutes, je suis arrivé à sortir sept petites truites. C'étaient des ventres jaunes de vingt centimètres environ, avec de minuscules écailles miroitantes. Je les avais étalées entre deux couches de feuilles d’armoise dans mon panier, que j'avais ensuite suspendu au genévrier. La matinée n’était pas encore trop avancée, cependant il faisait déjà près de quarante degrés. Forgés au feu du soleil, les buissons, les rochers et la terre dégageaient depuis peu une intense chaleur. Je la sentais pénétrer à travers tous les pores de ma peau et se répandre dans mon organisme à la manière d’une composition architecturale. Mon corps était soudain devenu un lieu où tous les principes de l’été convergeaient pour bâtir une saison à l’échelle humaine. Il était désormais impossible de les arrêter.  
Malgré tout, j'ai continué mes lancers. Je m'appliquais du mieux que je pouvais, pourtant, cette fois, ça ne donnait pas grand chose. J'ai changé de mouches à plusieurs reprises, sans succès. De toute évidence les poissons ne voulaient rien savoir. J'ai pris sur moi le fait que je me débrouillais peut-être mal et j'ai ramené la ligne sur le bord. Je m'apprêtais à poser ma canne, lorsqu’un bruissement anormal me fit me retourner. J'entendis aussitôt une voix provenant des hauteurs. Je levai les yeux. J’aperçus alors une fille qui dévalait la pente. Les buissons d'armoise la dissimulaient en partie. Elle obliqua bientôt vers moi tout en parlant et en écartant les taillis avec les bras. Arrivée près du rocher, elle m'a salué d'un geste indéfinissable, avant de s’immobiliser et de demander :
     ̶  Bonjour. Vous êtes du coin ?
     ̶  Ouais. J'habite tout près. Pourquoi ?
Elle eut un instant d’hésitation.
     ̶  Mon père est photographe amateur et j'étais descendue voir s'il n'y avait pas quelques clichés à prendre par ici.
J’ai relevé la tête et croisé les bras, sans savoir si je devais lui répondre.
     ̶  Vous en connaissez ? Elle insista.
     ̶  Quoi ?
     ̶  Bah... elle a dit embarrassée. Des trucs à photographier.
     ̶  C’est bien possible, j’ai fait. Ça dépend de ce que vous cherchez.
     ̶  On n’a aucune préférence, elle avoua.
     ̶  Si vous z'êtes pas plus difficiles que ça, je peux toujours vous dépanner et vous en indiquer deux ou trois. 
     ̶  Ça serait gentil. A vrai dire, on ignore tout de la région, et avec mon père on ne voudrait surtout pas s’égarer.
     ̶  Je vois, j’ai dit tout en me penchant vers ma canne pour la récupérer. 
La fille est restée là, souriante, bougeant la tête d’une façon maladroite et inquiète. Puis elle a finit par ajouter :
     ̶  Je crois que sans vous, nous n’y arriverons pas. Il fait trop chaud. Ça serait vraiment courir trop de risques que de partir seuls.
     ̶  Qu’est-ce que vous attendez de moi alors ?
     ̶  Eh ben voilà... je me disais juste que... vous pourriez peut-être nous y conduire ?
Je n'ai pas immédiatement donné suite à sa demande, parce que je réfléchissais à tout ce que ça impliquait si je décidais d'accepter. En outre, cette histoire de photos ne m’enthousiasmait pas plus que ça et je me voyais en train de dépenser beaucoup d’énergie pour pas grand chose. D'un autre côté, ça ne mordait pas vraiment, aussi je me demandais s’il était utile de continuer plus longtemps. Durant une minute encore, j'ai considéré ces différents arguments avant de prendre ma décision et d’annoncer à la fille que j'étais d'accord pour les accompagner tous les deux. Ça n’a pas eu l’air de la surprendre.
     ̶  Super ! Elle a répondu. Alors attendez-moi, je vais prévenir mon père.
Je l'ai laissée remonter, tandis que je réunissais mon matériel. Tout en pliant les cannes, j'ai dressé mentalement une vague liste de lieux susceptibles de leur plaire. J'espérais qu'un peu de marche ne leur ferait pas peur.
Ils ont eu vite fait de redescendre, sans éveiller mon attention. Ils marchaient en se tenant par le bras, car le père paraissait avoir du mal à se déplacer. Au début, j'ai cru qu'il était bancal d’une jambe, puis à mesure qu’il approchait, j'ai réalisé qu'il était aveugle. Sur le coup, j’étais tellement abasourdi, que je ne parvenais même pas à réagir. Il n'y avait rien de plus bizarre que d'imaginer un aveugle en train de prendre des photos. Des photos de choses qu'il ne verrait jamais.
Le père de la fille m'a dit bonjour et m'a remercié pour le coup de main que j'acceptais de leur donner. Je lui ai rétorqué qu'il n'y avait aucun mal à ça et que s'ils étaient prêts on pouvait commencer la visite. Je suis passé devant et on a mis le cap sur le premier endroit choisi : une vieille tour en ruine qui se dressait au bord de la rivière. Pendant le trajet, ils m'ont parlé un peu de leur vie et du reste. Je les laissais déblatérer, ça semblait leur faire plaisir. La fille était étudiante et son père touchait une pension à cause de son handicap. Ils vivaient dans une grande ville plus au sud. Ils disaient qu'ici ça sentait bon tout ce mélange de soleil, de fleurs, de plantes et de ciel. Que ce n'était pas comme chez eux où il n'y avait qu'un brouillard perpétuel chargé de fumées toxiques et de gaz d'échappements. Ils venaient souvent dans le coin s'aérer et prendre des photos. Ils disaient que ça les remettait d'aplomb, que ça les aidait à mieux vivre là-bas après. J'ai songé que je ne mettrais jamais un pied dans leur fichue ville et que j'avais au moins dix bonnes raisons pour ça.
Nous sommes donc allés jusqu’aux ruines de la tour, où la fille s’est mise à décrire brièvement les lieux à son père, avant de prendre quelques mesures et de le positionner face à l’édifice, appareil en main. Elle s’éloigna ensuite de quelques mètres et lui donna le signal. L’aveugle monta alors l’instrument au niveau de ses yeux, regarda dans le viseur et appuya. J'étais assis sur une pierre à l'ombre et je le fixais intensément. A la seconde où il déclencha l'appareil, je me suis attendu à voir se produire un phénomène extraordinaire. C'était plus fort que moi, je me creusais la tête depuis un petit moment déjà pour savoir ce qui le poussait à agir de la sorte et j'étais convaincu qu'il y avait une autre manière d'envisager tout ça, une manière qui était sûrement beaucoup plus subtile que le simple fait de prendre des photos.
Il y eut un déclic, puis rien. La fille a dit « Bravo papa ! », elle a applaudi et elle est venue vers lui pour le placer ailleurs. Ensuite, il a pris toute une série de photos. Il avait l'air content de lui. Ce type et sa fille devaient être légèrement cinglés pour faire des trucs pareils. Ça rimait à quoi, je me répétais sans cesse, vraiment ça me dépassait. Du coup, sentant le vent tourner, j'ai préféré écourter la visite. Je les ai conduits au prochain lieu en faisant un grand détour de façon à perdre un maximum de temps, puis j'ai prétexté qu'il était tard et je les ai ramenés à leur voiture.
Là, ils ont insisté pour me déposer chez moi et nous sommes donc repartis. En traversant le village, la fille est allée chercher quelque chose à boire, alors nous sommes restés à l'attendre dans la voiture. Une minute plus tard, l'aveugle est sorti à son tour prendre l'air. J’ai alors remarqué que la fille avait laissé l'appareil sur le tableau de bord. Machinalement, je me suis penché par-dessus la banquette pour le prendre. A mon grand étonnement je l'ai trouvé très léger. En outre après l'avoir examiné sous toutes les coutures, j’ai constaté qu'il n'y avait aucun système d'ouverture pour placer la pellicule. J'en revenais pas : cet appareil n'était ni plus ni moins qu'un jouet en plastique pour enfant. Je l'ai reposé tout en essayant de comprendre. Quand la fille fut de retour, je n'ai rien laissé filtrer de ma stupeur et j'ai accepté volontiers le soda qu'elle me proposait. En dépit de ça, je sentais que tout ce qui m'entourait semblait se rétrécir et prendre les proportions minuscules d'un petit cube noir de plastique. Un instant, je faillis demander des explications à la fille, mais j'ai rapidement changé d'avis en songeant que peut-être, son père ne savait rien non plus de cette histoire.
Avant de me quitter, il a souhaité prendre un dernier cliché de moi devant ma maison. J'ai joué le jeu afin de ne pas gâcher ce drôle de plaisir qui le réjouissait et j'ai posé en souriant. Autant faire les choses jusqu'au bout, j’ai pensé.
Au moment du départ, il m'a promis que sa fille me l'enverrait par la poste alors, dans un ultime effort, je leur ai donné mon adresse. Puis je les ai regardés s'éloigner en poussant un soupir de soulagement. J'en avais par-dessus la tête de ces deux là et j'étais bien heureux qu'ils fichent le camp. Instinctivement, j'ai repensé à la photo que jamais elle ne m'enverrait puisqu'elle n'existait pas. Je me suis mis à l'imaginer, semblable à un jouet et puis j'ai songé aux jours qu'elle mettrait à arriver entre mes mains. Des jours qui seraient peut-être pareils à des jouets eux aussi et que quelqu'un aurait oublié de remonter afin qu'ils se succèdent les uns aux autres et, comme les mécaniques d'étranges clichés, venir se fondre en un invisible courrier qu'un improbable facteur essaierait en vain de distribuer. 


YOT