J’ai commencé à pêcher dans ce
ruisseau il y a plus de cinq ans maintenant. Il n'a pas de nom précis et je
n'ai jamais vraiment cherché à le connaître, ni même à m’assurer qu’il en
possède réellement un. C'est peut-être par négligence, par manque d'inspiration
ou tout simplement parce que les gens n’ont jamais cessé de se figurer qu’il
serait inutile de s’embarrasser avec ça. Je ne sais pas. Pourtant il est dans
l’ordre des choses d’avoir un nom. Personne dans le coin ne vous dira le
contraire. J’imagine sans doute que je devrais songer sérieusement à lui en
donner un avant que quelqu’un d’autre le fasse à ma place. J’espère qu’il n’est
pas trop tard.
L’étroite vallée où coule ce
ruisseau est certainement le lieu le plus aride de la région. C’est une sorte de
long boyau de pierre envahi par la poussière, quelques ruines d’immeubles et
de hauts buissons d'armoise. La chaleur y est étouffante. La seule fraîcheur
est celle que dégage le ruisseau. L’eau y est très bleue et très froide, un peu
comme un œil d'enfant en hiver. Il n’est pas très profond non plus et on peut
le franchir n’importe où sans avoir de l’eau plus haut que les genoux. Vers
l’est, près de la cavité où il jaillit, la statue d’une vague a été érigée.
Personne ne se souvient pourquoi cette sculpture à été plantée là, mais
beaucoup s’entendent pour dire que celui qui en a eu l’idée avait certainement
de bonnes raisons. Je me suis toujours demandé lesquelles, même si cela devient
de plus en plus compliqué à mesure que j’y pense.
Plus bas, il y a une fabrique
de pesticides qui rejette ses résidus dans ce ruisseau. A ce niveau, il ne fait
pas bon s'y baigner et encore moins y pêcher. Du reste, je suis persuadé qu'il
n'y a plus aucun poisson à prendre.
Excepté ça, la pêche n'est pas
mauvaise par ici et quand le temps s'y prête, les truites sont toujours au
rendez-vous. D'ordinaire, je m'installe sur un gros rocher contre lequel pousse
un genévrier. Il me protège du soleil et sert à suspendre mes affaires. Je
choisis aussi cette place parce que c'est là que j'ai levé mes meilleurs coups
et le restaurant de la ville est toujours près à payer de belles pièces.
Parfois il ne me reste que cette solution pour gagner un peu d’argent. Je
pensais qu’il valait mieux agir ainsi que de ne rien faire du tout. C’est ce
que j’avais décidé. C’était à peu près mon unique occupation, si l’on excluait
les quelques heures que je passais parfois à la décharge. Je me persuadais
qu’il ne m’en fallait pas plus et je finissais par croire que c’était vrai.
La majorité de mes journées se
ressemblaient. Leur contenu me paraissait terriblement lointain. La seule dont
je me souvienne précisément, c’est celle où j’ai rencontré cet étrange
photographe et sa fille. Ce matin là, je m'étais levé tôt et après avoir
rassemblé mon équipement, j'étais parti sans perdre une minute. J'avais coupé à
travers champs pour rejoindre ensuite le chemin qui passait un peu plus haut
près de la source. Le soleil commençait seulement à s’élever. Ses rayons se
reflétaient dans la statue de la vague. On aurait dit qu’elle portait un
costume trop court pour elle.
Avant de repartir, j'avais
préparé ma canne et sélectionné le type de mouche que j’allais utiliser.
Celle-ci avait l’aspect d’une grande sauterelle verte. J'avais jugé que pour
débuter, ce n'était pas une mauvaise idée, du fait qu'il y avait de grandes
quantités de ces bestioles et que j’en voyais régulièrement tomber à l’eau. Je
n'étais pas très fort en technique, mais question mouches j'en connaissais un
bout. Ça compensait.
Tout en longeant la berge, j'ai
commencé à faire des lancers dans les hauts-fonds, histoire de m'entraîner un
peu, puis j’ai entamé ma descente vers le rocher. Parvenu à destination, je me
suis avancé en plein dans l'ombre du genévrier. J'ai pris tout mon temps. Le
rocher semblait s’étendre à l’infini à mesure que j’avançais. C’était comme
marcher sur un bruit qui se propage doucement. Mais je n’étais pas pressé.
J'attendais de fusionner totalement avec cette ombre, de ne faire plus qu'un
avec elle. Quand j’ai fini par atteindre l’extrémité du bloc, j'ai balancé
délicatement ma ligne à l'endroit où flottaient des insectes qui s’étaient
décrochés des branches. La mouche s'est mise à tournoyer, puis à suivre
lentement le courant. Je la laissai prendre le large et ensuite je ramenai la
ligne vers moi pour effectuer un nouveau lancer. Après avoir répété cet exercice
pendant trente minutes, je suis arrivé à sortir sept petites truites. C'étaient
des ventres jaunes de vingt centimètres environ, avec de minuscules écailles
miroitantes. Je les avais étalées entre deux couches de
feuilles d’armoise dans mon panier, que j'avais ensuite suspendu au genévrier. La matinée
n’était pas encore trop avancée, cependant il faisait déjà près de quarante
degrés. Forgés au feu du soleil, les buissons, les rochers et la terre
dégageaient depuis peu une intense chaleur. Je la sentais pénétrer à travers
tous les pores de ma peau et se répandre dans mon organisme à la manière d’une
composition architecturale. Mon corps était soudain devenu un lieu où tous les
principes de l’été convergeaient pour bâtir une saison à l’échelle humaine. Il
était désormais impossible de les arrêter.
Malgré tout, j'ai continué mes
lancers. Je m'appliquais du mieux que je pouvais, pourtant, cette fois, ça ne
donnait pas grand chose. J'ai changé de mouches à plusieurs reprises, sans
succès. De toute évidence les poissons ne voulaient rien savoir. J'ai pris sur
moi le fait que je me débrouillais peut-être mal et j'ai ramené la ligne sur le
bord. Je m'apprêtais à poser ma canne, lorsqu’un bruissement anormal me fit me
retourner. J'entendis aussitôt une voix provenant des hauteurs. Je levai les
yeux. J’aperçus alors une fille qui dévalait la pente. Les buissons d'armoise la
dissimulaient en partie. Elle obliqua bientôt vers moi tout en parlant et en
écartant les taillis avec les bras. Arrivée près du rocher, elle m'a salué
d'un geste indéfinissable, avant de s’immobiliser et de demander :
̶ Bonjour. Vous êtes du coin ?
̶ Ouais. J'habite tout près. Pourquoi ?
Elle eut un instant
d’hésitation.
̶ Mon père est photographe amateur et j'étais
descendue voir s'il n'y avait pas quelques clichés à prendre par ici.
J’ai relevé la tête et croisé
les bras, sans savoir si je devais lui répondre.
̶ Vous en connaissez ? Elle insista.
̶ Quoi ?
̶ Bah... elle a dit embarrassée. Des trucs à
photographier.
̶ C’est bien possible, j’ai fait. Ça dépend de
ce que vous cherchez.
̶ On n’a aucune préférence, elle avoua.
̶ Si vous z'êtes pas plus difficiles que ça, je
peux toujours vous dépanner et vous en indiquer deux ou trois.
̶ Ça serait gentil. A vrai dire, on ignore tout
de la région, et avec mon père on ne voudrait surtout pas s’égarer.
̶ Je vois, j’ai dit tout en me penchant vers ma
canne pour la récupérer.
La fille est restée là,
souriante, bougeant la tête d’une façon maladroite et inquiète. Puis elle a
finit par ajouter :
̶ Je crois que sans vous, nous n’y arriverons
pas. Il fait trop chaud. Ça serait vraiment courir trop de risques que de
partir seuls.
̶ Qu’est-ce que vous attendez de moi alors ?
̶ Eh ben voilà... je me disais juste que...
vous pourriez peut-être nous y conduire ?
Je n'ai pas immédiatement donné
suite à sa demande, parce que je réfléchissais à tout ce que ça impliquait si
je décidais d'accepter. En outre, cette histoire de photos ne m’enthousiasmait
pas plus que ça et je me voyais en train de dépenser beaucoup d’énergie pour
pas grand chose. D'un autre côté, ça ne mordait pas vraiment, aussi je me
demandais s’il était utile de continuer plus longtemps. Durant une minute
encore, j'ai considéré ces différents arguments avant de prendre ma décision et
d’annoncer à la fille que j'étais d'accord pour les accompagner tous les deux. Ça n’a
pas eu l’air de la surprendre.
̶ Super ! Elle a répondu. Alors attendez-moi,
je vais prévenir mon père.
Je l'ai laissée remonter,
tandis que je réunissais mon matériel. Tout en pliant les cannes, j'ai dressé
mentalement une vague liste de lieux susceptibles de leur plaire. J'espérais
qu'un peu de marche ne leur ferait pas peur.
Ils ont eu vite fait de
redescendre, sans éveiller mon attention. Ils marchaient en se tenant par le
bras, car le père paraissait avoir du mal à se déplacer. Au début, j'ai cru
qu'il était bancal d’une jambe, puis à mesure qu’il approchait, j'ai réalisé
qu'il était aveugle. Sur le coup, j’étais tellement abasourdi, que je ne
parvenais même pas à réagir. Il n'y avait rien de plus bizarre que d'imaginer
un aveugle en train de prendre des photos. Des photos de choses qu'il ne
verrait jamais.
Le père de la fille m'a dit
bonjour et m'a remercié pour le coup de main que j'acceptais de leur donner. Je
lui ai rétorqué qu'il n'y avait aucun mal à ça et que s'ils étaient prêts on
pouvait commencer la visite. Je suis passé devant et on a mis le cap sur le
premier endroit choisi : une vieille tour en ruine qui se dressait au bord de
la rivière. Pendant le trajet, ils m'ont parlé un peu de leur vie et du reste.
Je les laissais déblatérer, ça semblait leur faire plaisir. La fille était
étudiante et son père touchait une pension à cause de son handicap. Ils
vivaient dans une grande ville plus au sud. Ils disaient qu'ici ça sentait bon
tout ce mélange de soleil, de fleurs, de plantes et de ciel. Que ce n'était pas
comme chez eux où il n'y avait qu'un brouillard perpétuel chargé de fumées
toxiques et de gaz d'échappements. Ils venaient souvent dans le coin s'aérer et
prendre des photos. Ils disaient que ça les remettait d'aplomb, que ça les
aidait à mieux vivre là-bas après. J'ai songé que je ne mettrais jamais un pied
dans leur fichue ville et que j'avais au moins dix bonnes raisons pour ça.
Nous sommes donc allés
jusqu’aux ruines de la tour, où la fille s’est mise à décrire brièvement les
lieux à son père, avant de prendre quelques mesures et de le positionner face à
l’édifice, appareil en main. Elle s’éloigna ensuite de quelques mètres et lui
donna le signal. L’aveugle monta alors l’instrument au niveau de ses yeux,
regarda dans le viseur et appuya. J'étais assis sur une pierre à l'ombre et je
le fixais intensément. A la seconde où il déclencha l'appareil, je me suis
attendu à voir se produire un phénomène extraordinaire. C'était plus fort que
moi, je me creusais la tête depuis un petit moment déjà pour savoir ce qui le
poussait à agir de la sorte et j'étais convaincu qu'il y avait une autre
manière d'envisager tout ça, une manière qui était sûrement beaucoup plus
subtile que le simple fait de prendre des photos.
Il y eut un déclic, puis rien.
La fille a dit « Bravo papa ! », elle a applaudi et elle est venue vers
lui pour le placer ailleurs. Ensuite, il a pris toute une série de photos. Il
avait l'air content de lui. Ce type et sa fille devaient être légèrement
cinglés pour faire des trucs pareils. Ça rimait à quoi, je me répétais sans
cesse, vraiment ça me dépassait. Du coup, sentant le vent tourner, j'ai préféré
écourter la visite. Je les ai conduits au prochain lieu en faisant un grand
détour de façon à perdre un maximum de temps, puis j'ai prétexté qu'il était
tard et je les ai ramenés à leur voiture.
Là, ils ont insisté pour me
déposer chez moi et nous sommes donc repartis. En traversant le village, la
fille est allée chercher quelque chose à boire, alors nous sommes restés à
l'attendre dans la voiture. Une minute plus tard, l'aveugle est sorti à son
tour prendre l'air. J’ai alors remarqué que la fille avait laissé l'appareil
sur le tableau de bord. Machinalement, je me suis penché par-dessus la
banquette pour le prendre. A mon grand étonnement je l'ai trouvé très léger. En
outre après l'avoir examiné sous toutes les coutures, j’ai constaté qu'il n'y
avait aucun système d'ouverture pour placer la pellicule. J'en revenais pas :
cet appareil n'était ni plus ni moins qu'un jouet en plastique pour enfant. Je
l'ai reposé tout en essayant de comprendre. Quand la fille fut de retour, je
n'ai rien laissé filtrer de ma stupeur et j'ai accepté volontiers le soda
qu'elle me proposait. En dépit de ça, je sentais que tout ce qui m'entourait
semblait se rétrécir et prendre les proportions minuscules d'un petit cube noir
de plastique. Un instant, je faillis demander des explications à la fille, mais
j'ai rapidement changé d'avis en songeant que peut-être, son père ne savait
rien non plus de cette histoire.
Avant de me quitter, il a
souhaité prendre un dernier cliché de moi devant ma maison. J'ai joué le jeu
afin de ne pas gâcher ce drôle de plaisir qui le réjouissait et j'ai posé en
souriant. Autant faire les choses jusqu'au bout, j’ai pensé.
Au moment du départ, il m'a
promis que sa fille me l'enverrait par la poste alors, dans un ultime effort,
je leur ai donné mon adresse. Puis je les ai regardés s'éloigner en poussant un
soupir de soulagement. J'en avais par-dessus la tête de ces deux là et j'étais
bien heureux qu'ils fichent le camp. Instinctivement, j'ai repensé à la photo
que jamais elle ne m'enverrait puisqu'elle n'existait pas. Je me suis mis à
l'imaginer, semblable à un jouet et puis j'ai songé aux jours qu'elle mettrait
à arriver entre mes mains. Des jours qui seraient peut-être pareils à des
jouets eux aussi et que quelqu'un aurait oublié de remonter afin qu'ils se
succèdent les uns aux autres et, comme les mécaniques d'étranges clichés, venir
se fondre en un invisible courrier qu'un improbable facteur essaierait en vain
de distribuer.
YOT
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