Rechercher dans ce blog

jeudi 26 janvier 2017

Photo en Braille d'une Journée de Pêche





 



J’ai commencé à pêcher dans ce ruisseau il y a plus de cinq ans maintenant. Il n'a pas de nom précis et je n'ai jamais vraiment cherché à le connaître, ni même à m’assurer qu’il en possède réellement un. C'est peut-être par négligence, par manque d'inspiration ou tout simplement parce que les gens n’ont jamais cessé de se figurer qu’il serait inutile de s’embarrasser avec ça. Je ne sais pas. Pourtant il est dans l’ordre des choses d’avoir un nom. Personne dans le coin ne vous dira le contraire. J’imagine sans doute que je devrais songer sérieusement à lui en donner un avant que quelqu’un d’autre le fasse à ma place. J’espère qu’il n’est pas trop tard.
L’étroite vallée où coule ce ruisseau est certainement le lieu le plus aride de la région. C’est une sorte de long boyau de pierre envahi par la poussière, quelques ruines d’immeubles et de hauts buissons d'armoise. La chaleur y est étouffante. La seule fraîcheur est celle que dégage le ruisseau. L’eau y est très bleue et très froide, un peu comme un œil d'enfant en hiver. Il n’est pas très profond non plus et on peut le franchir n’importe où sans avoir de l’eau plus haut que les genoux. Vers l’est, près de la cavité où il jaillit, la statue d’une vague a été érigée. Personne ne se souvient pourquoi cette sculpture à été plantée là, mais beaucoup s’entendent pour dire que celui qui en a eu l’idée avait certainement de bonnes raisons. Je me suis toujours demandé lesquelles, même si cela devient de plus en plus compliqué à mesure que j’y pense.
Plus bas, il y a une fabrique de pesticides qui rejette ses résidus dans ce ruisseau. A ce niveau, il ne fait pas bon s'y baigner et encore moins y pêcher. Du reste, je suis persuadé qu'il n'y a plus aucun poisson à prendre.
Excepté ça, la pêche n'est pas mauvaise par ici et quand le temps s'y prête, les truites sont toujours au rendez-vous. D'ordinaire, je m'installe sur un gros rocher contre lequel pousse un genévrier. Il me protège du soleil et sert à suspendre mes affaires. Je choisis aussi cette place parce que c'est là que j'ai levé mes meilleurs coups et  le restaurant de la ville est toujours près à payer de belles pièces. Parfois il ne me reste que cette solution pour gagner un peu d’argent. Je pensais qu’il valait mieux agir ainsi que de ne rien faire du tout. C’est ce que j’avais décidé. C’était à peu près mon unique occupation, si l’on excluait les quelques heures que je passais parfois à la décharge. Je me persuadais qu’il ne m’en fallait pas plus et je finissais par croire que c’était vrai.   
La majorité de mes journées se ressemblaient. Leur contenu me paraissait terriblement lointain. La seule dont je me souvienne précisément, c’est celle où j’ai rencontré cet étrange photographe et sa fille. Ce matin là, je m'étais levé tôt et après avoir rassemblé mon équipement, j'étais parti sans perdre une minute. J'avais coupé à travers champs pour rejoindre ensuite le chemin qui passait un peu plus haut près de la source. Le soleil commençait seulement à s’élever. Ses rayons se reflétaient dans la statue de la vague. On aurait dit qu’elle portait un costume trop court pour elle.
Avant de repartir, j'avais préparé ma canne et sélectionné le type de mouche que j’allais utiliser. Celle-ci avait l’aspect d’une grande sauterelle verte. J'avais jugé que pour débuter, ce n'était pas une mauvaise idée, du fait qu'il y avait de grandes quantités de ces bestioles et que j’en voyais régulièrement tomber à l’eau. Je n'étais pas très fort en technique, mais question mouches j'en connaissais un bout. Ça compensait.
Tout en longeant la berge, j'ai commencé à faire des lancers dans les hauts-fonds, histoire de m'entraîner un peu, puis j’ai entamé ma descente vers le rocher. Parvenu à destination, je me suis avancé en plein dans l'ombre du genévrier. J'ai pris tout mon temps. Le rocher semblait s’étendre à l’infini à mesure que j’avançais. C’était comme marcher sur un bruit qui se propage doucement. Mais je n’étais pas pressé. J'attendais de fusionner totalement avec cette ombre, de ne faire plus qu'un avec elle. Quand j’ai fini par atteindre l’extrémité du bloc, j'ai balancé délicatement ma ligne à l'endroit où flottaient des insectes qui s’étaient décrochés des branches. La mouche s'est mise à tournoyer, puis à suivre lentement le courant. Je la laissai prendre le large et ensuite je ramenai la ligne vers moi pour effectuer un nouveau lancer. Après avoir répété cet exercice pendant trente minutes, je suis arrivé à sortir sept petites truites. C'étaient des ventres jaunes de vingt centimètres environ, avec de minuscules écailles miroitantes. Je les avais étalées entre deux couches de feuilles d’armoise dans mon panier, que j'avais ensuite suspendu au genévrier. La matinée n’était pas encore trop avancée, cependant il faisait déjà près de quarante degrés. Forgés au feu du soleil, les buissons, les rochers et la terre dégageaient depuis peu une intense chaleur. Je la sentais pénétrer à travers tous les pores de ma peau et se répandre dans mon organisme à la manière d’une composition architecturale. Mon corps était soudain devenu un lieu où tous les principes de l’été convergeaient pour bâtir une saison à l’échelle humaine. Il était désormais impossible de les arrêter.  
Malgré tout, j'ai continué mes lancers. Je m'appliquais du mieux que je pouvais, pourtant, cette fois, ça ne donnait pas grand chose. J'ai changé de mouches à plusieurs reprises, sans succès. De toute évidence les poissons ne voulaient rien savoir. J'ai pris sur moi le fait que je me débrouillais peut-être mal et j'ai ramené la ligne sur le bord. Je m'apprêtais à poser ma canne, lorsqu’un bruissement anormal me fit me retourner. J'entendis aussitôt une voix provenant des hauteurs. Je levai les yeux. J’aperçus alors une fille qui dévalait la pente. Les buissons d'armoise la dissimulaient en partie. Elle obliqua bientôt vers moi tout en parlant et en écartant les taillis avec les bras. Arrivée près du rocher, elle m'a salué d'un geste indéfinissable, avant de s’immobiliser et de demander :
     ̶  Bonjour. Vous êtes du coin ?
     ̶  Ouais. J'habite tout près. Pourquoi ?
Elle eut un instant d’hésitation.
     ̶  Mon père est photographe amateur et j'étais descendue voir s'il n'y avait pas quelques clichés à prendre par ici.
J’ai relevé la tête et croisé les bras, sans savoir si je devais lui répondre.
     ̶  Vous en connaissez ? Elle insista.
     ̶  Quoi ?
     ̶  Bah... elle a dit embarrassée. Des trucs à photographier.
     ̶  C’est bien possible, j’ai fait. Ça dépend de ce que vous cherchez.
     ̶  On n’a aucune préférence, elle avoua.
     ̶  Si vous z'êtes pas plus difficiles que ça, je peux toujours vous dépanner et vous en indiquer deux ou trois. 
     ̶  Ça serait gentil. A vrai dire, on ignore tout de la région, et avec mon père on ne voudrait surtout pas s’égarer.
     ̶  Je vois, j’ai dit tout en me penchant vers ma canne pour la récupérer. 
La fille est restée là, souriante, bougeant la tête d’une façon maladroite et inquiète. Puis elle a finit par ajouter :
     ̶  Je crois que sans vous, nous n’y arriverons pas. Il fait trop chaud. Ça serait vraiment courir trop de risques que de partir seuls.
     ̶  Qu’est-ce que vous attendez de moi alors ?
     ̶  Eh ben voilà... je me disais juste que... vous pourriez peut-être nous y conduire ?
Je n'ai pas immédiatement donné suite à sa demande, parce que je réfléchissais à tout ce que ça impliquait si je décidais d'accepter. En outre, cette histoire de photos ne m’enthousiasmait pas plus que ça et je me voyais en train de dépenser beaucoup d’énergie pour pas grand chose. D'un autre côté, ça ne mordait pas vraiment, aussi je me demandais s’il était utile de continuer plus longtemps. Durant une minute encore, j'ai considéré ces différents arguments avant de prendre ma décision et d’annoncer à la fille que j'étais d'accord pour les accompagner tous les deux. Ça n’a pas eu l’air de la surprendre.
     ̶  Super ! Elle a répondu. Alors attendez-moi, je vais prévenir mon père.
Je l'ai laissée remonter, tandis que je réunissais mon matériel. Tout en pliant les cannes, j'ai dressé mentalement une vague liste de lieux susceptibles de leur plaire. J'espérais qu'un peu de marche ne leur ferait pas peur.
Ils ont eu vite fait de redescendre, sans éveiller mon attention. Ils marchaient en se tenant par le bras, car le père paraissait avoir du mal à se déplacer. Au début, j'ai cru qu'il était bancal d’une jambe, puis à mesure qu’il approchait, j'ai réalisé qu'il était aveugle. Sur le coup, j’étais tellement abasourdi, que je ne parvenais même pas à réagir. Il n'y avait rien de plus bizarre que d'imaginer un aveugle en train de prendre des photos. Des photos de choses qu'il ne verrait jamais.
Le père de la fille m'a dit bonjour et m'a remercié pour le coup de main que j'acceptais de leur donner. Je lui ai rétorqué qu'il n'y avait aucun mal à ça et que s'ils étaient prêts on pouvait commencer la visite. Je suis passé devant et on a mis le cap sur le premier endroit choisi : une vieille tour en ruine qui se dressait au bord de la rivière. Pendant le trajet, ils m'ont parlé un peu de leur vie et du reste. Je les laissais déblatérer, ça semblait leur faire plaisir. La fille était étudiante et son père touchait une pension à cause de son handicap. Ils vivaient dans une grande ville plus au sud. Ils disaient qu'ici ça sentait bon tout ce mélange de soleil, de fleurs, de plantes et de ciel. Que ce n'était pas comme chez eux où il n'y avait qu'un brouillard perpétuel chargé de fumées toxiques et de gaz d'échappements. Ils venaient souvent dans le coin s'aérer et prendre des photos. Ils disaient que ça les remettait d'aplomb, que ça les aidait à mieux vivre là-bas après. J'ai songé que je ne mettrais jamais un pied dans leur fichue ville et que j'avais au moins dix bonnes raisons pour ça.
Nous sommes donc allés jusqu’aux ruines de la tour, où la fille s’est mise à décrire brièvement les lieux à son père, avant de prendre quelques mesures et de le positionner face à l’édifice, appareil en main. Elle s’éloigna ensuite de quelques mètres et lui donna le signal. L’aveugle monta alors l’instrument au niveau de ses yeux, regarda dans le viseur et appuya. J'étais assis sur une pierre à l'ombre et je le fixais intensément. A la seconde où il déclencha l'appareil, je me suis attendu à voir se produire un phénomène extraordinaire. C'était plus fort que moi, je me creusais la tête depuis un petit moment déjà pour savoir ce qui le poussait à agir de la sorte et j'étais convaincu qu'il y avait une autre manière d'envisager tout ça, une manière qui était sûrement beaucoup plus subtile que le simple fait de prendre des photos.
Il y eut un déclic, puis rien. La fille a dit « Bravo papa ! », elle a applaudi et elle est venue vers lui pour le placer ailleurs. Ensuite, il a pris toute une série de photos. Il avait l'air content de lui. Ce type et sa fille devaient être légèrement cinglés pour faire des trucs pareils. Ça rimait à quoi, je me répétais sans cesse, vraiment ça me dépassait. Du coup, sentant le vent tourner, j'ai préféré écourter la visite. Je les ai conduits au prochain lieu en faisant un grand détour de façon à perdre un maximum de temps, puis j'ai prétexté qu'il était tard et je les ai ramenés à leur voiture.
Là, ils ont insisté pour me déposer chez moi et nous sommes donc repartis. En traversant le village, la fille est allée chercher quelque chose à boire, alors nous sommes restés à l'attendre dans la voiture. Une minute plus tard, l'aveugle est sorti à son tour prendre l'air. J’ai alors remarqué que la fille avait laissé l'appareil sur le tableau de bord. Machinalement, je me suis penché par-dessus la banquette pour le prendre. A mon grand étonnement je l'ai trouvé très léger. En outre après l'avoir examiné sous toutes les coutures, j’ai constaté qu'il n'y avait aucun système d'ouverture pour placer la pellicule. J'en revenais pas : cet appareil n'était ni plus ni moins qu'un jouet en plastique pour enfant. Je l'ai reposé tout en essayant de comprendre. Quand la fille fut de retour, je n'ai rien laissé filtrer de ma stupeur et j'ai accepté volontiers le soda qu'elle me proposait. En dépit de ça, je sentais que tout ce qui m'entourait semblait se rétrécir et prendre les proportions minuscules d'un petit cube noir de plastique. Un instant, je faillis demander des explications à la fille, mais j'ai rapidement changé d'avis en songeant que peut-être, son père ne savait rien non plus de cette histoire.
Avant de me quitter, il a souhaité prendre un dernier cliché de moi devant ma maison. J'ai joué le jeu afin de ne pas gâcher ce drôle de plaisir qui le réjouissait et j'ai posé en souriant. Autant faire les choses jusqu'au bout, j’ai pensé.
Au moment du départ, il m'a promis que sa fille me l'enverrait par la poste alors, dans un ultime effort, je leur ai donné mon adresse. Puis je les ai regardés s'éloigner en poussant un soupir de soulagement. J'en avais par-dessus la tête de ces deux là et j'étais bien heureux qu'ils fichent le camp. Instinctivement, j'ai repensé à la photo que jamais elle ne m'enverrait puisqu'elle n'existait pas. Je me suis mis à l'imaginer, semblable à un jouet et puis j'ai songé aux jours qu'elle mettrait à arriver entre mes mains. Des jours qui seraient peut-être pareils à des jouets eux aussi et que quelqu'un aurait oublié de remonter afin qu'ils se succèdent les uns aux autres et, comme les mécaniques d'étranges clichés, venir se fondre en un invisible courrier qu'un improbable facteur essaierait en vain de distribuer. 


YOT  




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire