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jeudi 26 janvier 2017

Boîtes de Moteur au Sirop











   

 Jusqu'à ce fameux jour où le Vieux nous raconta l'histoire de la femme  qui avait scié une voiture, cet hôtel n'avait jamais rien eu d'extraordinaire pour nous. C'était un petit bâtiment de quatre étages en briques rouges, suspendu comme un pull au milieu de la penderie de la ville. On était passés devant des centaines de fois sans vraiment y prêter attention. On savait seulement qu'il avait été construit à cet endroit à une lointaine époque et c'était tout.
   Avant ça, on avait travaillé, deux ans de suite en été, dans une maison qui se situait juste en face. Notre travail consistait à nous occuper des jardins. On tondait les pelouses, on extirpait les mauvaises herbes, on enlevait les pierres dans les massifs et on plantait des fleurs et des arbustes parfumés tout près des fenêtres pour que les gens en profitent même lorsqu'ils n'étaient pas dehors.
    On emportait nos propres outils, puis on faisait du porte-à-porte en proposant nos services à ceux qui acceptaient de nous ouvrir. Parfois on avait un job pour plusieurs jours, mais c'était rare. La plupart du temps, les gens nous embauchaient pour l'après-midi ou la matinée et il fallait bien s’en contenter. 
   La maison proche de l'hôtel était habitée par un vieil homme à la retraite. Il nous payait pour nettoyer son jardin, cependant il nous arrivait aussi de l'aider pour autre chose, ou de faire quelques bricoles par-ci, par-là. Un après-midi, il nous avait emmenés couper du bois le long de la rivière, au bord des berges qui n'étaient pas encore souillées par les déchets de l'usine à papier. Au retour, nous étions allés fouiller une ruine pour tenter de récolter une ou deux pointes de flèches anciennes. En repartant, nous avions remarqué des coyotes près de l'usine, qui jouaient avec des cartons d'emballage et des morceaux de ficelle. Ils étaient six au bord du grillage, à tirer sur les papiers qui dépassaient, à les déchirer, à les jeter en l'air, à les mettre en charpie. Ils avaient l'air très sérieux. On aurait cru des employés de supermarché retournés à l'état sauvage le jour de Noël.
      Ce vieil homme nous avait raconté que, durant sa jeunesse, il avait été un ramasseur de coquillages de grande renommée. Il avait écumé toute la côte à la recherche de ces drôles d’animaux aux noms bizarres qui résonnaient d'une étrange façon lorsqu'on les prononçait. Cette petite affaire marchait bien, malheureusement, au cours des années, la pollution augmenta et il lui fut bientôt impossible de trouver quelque chose de valable, exceptés des bouts de plastique et des saletés en tout genre. Il dut renoncer, la mort dans l'âme. Il vécut ensuite de plusieurs métiers avant de s'engager dans une conserverie de poisson fumé. Il y demeura vingt ans. Au moment de son départ, on lui offrit, en guise de remerciement, toute la série des produits fabriqués dans cette usine. Il ne savait quoi en penser, mais il emporta quand même ces boîtes et les entreposa dans un coin de sa cave, utilisant certaines pour caler des pieds de table, ou boucher des trous, mais sans jamais en ouvrir aucune. Il préférait les laisser intactes. On s'imaginait que c'était peut-être quelque chose d'indispensable pour lui, quelque chose qui lui permettait de faire demi-tour dans sa vie pour aller retrouver ce qui s'y était passé. On n’en était pas intimement convaincus et à vrai dire cela nous importait peu. Toujours est-il que le Vieux avait conservé ces boîtes et avec elles l'odeur de poisson de la conserverie. Celle-ci s'était confortablement et durablement installée,  imprégnant la moindre parcelle de sa maison de son horrible fumet. Cette malédiction agissait sur tout ce qui passait à sa portée. Le jardin lui-même n'était pas épargné. Les fleurs avaient toujours du mal à sentir autre chose que l'huile rance de poisson, quant aux fruits, ils avaient un arrière-goût de conserverie assez prononcé. Connaissant ce désagréable secret, nous évitions le plus possible de serrer la main du vieil homme où de s'approcher des escaliers grimpant à sa porte. Nous inventions toujours des prétextes biscornus pour échapper à ça et même s'il trouvait notre comportement étrange, nous allions jusqu'au bout de nos paroles, car il n'y avait rien de plus répugnant au monde que cette puanteur là.
    Un après-midi pluvieux, nous nous étions réfugiés sous l'appentis où il rangeait son bois. Il était venu nous rejoindre pour discuter un peu et c'est à ce moment qu'il nous avait raconté l'histoire qui s'était déroulée dans cet hôtel.

   " Il n'y a pas si longtemps que tout ça est arrivé. C'était au début de l'été et le temps s'était radouci. J'avais installé mon pliant sur la terrasse. C'est pas que je raffole de ce genre de truc, mais je n'avais rien d'autre à faire et je pensais que ça allait me détendre un peu. Il ne se passe pas grand chose dans cette ville et j'étais sûr d'être tranquille pour un bon moment. Il y a avait une petite brise tiède qui secouait les branches des arbres et je m'étais pris à les regarder. Je n'attendais rien de ce vent ni du mouvement qu'il imposait aux branches. Je ne regrettais même pas de ne pas avoir de compagnie ou d'avoir à m'occuper comme la plupart des gens, j'imagine. Je savais qu'en cas de besoin, il y aurait toujours un petit fragment de cette ville pour me sortir de ce mauvais pas. "
   " A peu près à cet instant, je me sentis attiré ailleurs, comme si on avait jeté un aimant à regards au milieu de la rue. Mes yeux se sont détournés puis ils se sont posés sur la façade de l'hôtel, plus précisément sur une fenêtre, où un homme était accoudé et fumait une cigarette. Il portait une veste sans manches et un foulard autour du cou. Des lunettes foncées lui mangeaient le visage. De temps à autre, il se retournait pour parler à quelqu'un à l'intérieur de la chambre. Au début tout se passait calmement : il lançait deux ou trois mots, revenait à la fenêtre, avalait quelques bouffées et se retournait de nouveau pour discuter. Puis, progressivement, la situation se mit à changer. L'homme devint soudain nerveux et mauvais.
    Dès lors, il demeurait continuellement le dos tourné à la chambre et parlait si fort qu'on aurait pu l'entendre à l'autre bout de la rue. Il continua à déballer tout ce qu'il avait sur le cœur pendant dix bonnes minutes, puis il fit un geste qui semblait signifier qu'il en avait par-dessus la tête. Ensuite, il tira une dernière fois fébrilement sur sa cigarette, la jeta et disparut dans la chambre. Il s'écoula cinq minutes avant qu'il ne descende de l'hôtel. Là, il se dirigea vers une voiture, lança un coup d'œil dedans et poursuivit son chemin. Tout en souriant, il brandissait dans sa main un trousseau de clefs. C'était comme si ces clefs étaient le rapport d'un analyste financier très important et qu'il allait faire fortune avec à la bourse.
    Il s'éloigna et tourna à l'angle de la rue. Immédiatement après, une femme sortit à  son tour de l'hôtel. Elle regarda de tous côtés, puis se mit à piquer un sprint jusqu'au bout de la rue. Une fois là-bas, elle se pencha au coin de l'immeuble et s'assura que le type était parti pour de bon. Ensuite, elle revint sur ses pas, toujours en courant et s'arrêta près de la voiture. Elle posa ses mains dessus et repris son souffle. Après ça, elle essaya d'ouvrir la porte de la voiture, mais elle n'y parvint pas. Elle fit le tour, tenta sa chance avec le coffre et le capot pour aboutir au même résultat. Là-dessus, elle parut réfléchir et elle commença à arpenter la rue, à la recherche de je ne sais quoi. Soudain, elle tourna la tête dans ma direction et m'aperçut. Quelque chose sembla alors lui traverser l'esprit. Elle leva la main et me faisant un signe incompréhensible, traversa la rue pour venir se planter devant chez moi.        
    - Salut Grand-père, z'auriez pas un pied-de-biche ou une barre bien solide à me prêter par hasard ?
    J'imaginais à peu près à quoi allait lui servir ce qu'elle me demandait et quand elle à dit " bien solide ", j'ai immédiatement pensé au type à qui appartenait la voiture et j'ai cherché à me souvenir de l'allure qu'il avait. Je crois qu'il était du genre plutôt costaud, lui aussi. Ça n'arrangeait rien.
   - Je sais pas si j'ai ça, j'ai répondu, j'ai un sacré bazar chez moi, ça risque de prendre du temps.
   - J'ai tout l'après-midi, elle m'a dit, cet abruti est parti se saouler avec ses copains, il ne reviendra pas de si tôt. Alors je veux bien que vous alliez voir, ça me dépannerait bien.
    - Bon, d'accord, je lui ai dit, je vais faire ce que je peux.
     Des pieds-de-biches ou des outils du même genre, je n'en manquais pas. A la limite, j'aurais sans doute pu lui donner une de mes vieilles boîtes de conserves, elles sont tellement épaisses qu'elles pourraient briser n'importe quoi. Du coup, je suis rentré chez moi et je l'ai laissée patienter dehors, le temps de faire le point. Je me suis demandé ce qui s'était déroulé là-haut, dans la chambre avec le type et pourquoi elle semblait en vouloir autant à la voiture. Elle avait sûrement l'intention de s'enfuir avec. Je me suis dit que si cet homme la rendait malheureuse, je devrais peut-être lui apporter ce que qu'elle désirait. J'avais un pied-de-biche qui traînait dans un coin, je l'ai pris et je suis retourné la voir:
    - Il est un peu rouillé, j'ai fait en lui tendant par-dessus la clôture, mais il est encore bien solide, vous pouvez vous en servir.
    - Ne vous inquiétez pas, elle m'a dit, donnez-moi cinq minutes et je vous le rapporte.
    Sur ce, je suis resté près de la clôture et je l'ai regardé faire. Ça a pris quelques minutes, comme elle me l'avait dit. Elle a ouvert le coffre et la porte et m'a ramené l'outil.
    - Il sent bizarre ce pied-de-biche, elle m'a avoué, ça me rappelle une odeur de sardine ou quelque chose du genre, du poiscaille fumé, peut-être ? Elle le renifla, hésita avant de reprendre: vous aussi on dirait que vous sentez cette odeur et puis vous avez aussi une étrange façon de parler, mais je pense que ce n'est pas important, encore merci pour le pied-de-biche !
    Elle trottina jusqu'à la voiture. Elle sortit une caisse à outils du coffre, ouvrit le capot, prit le cric, l'installa et entreprit de démonter une roue. Dès que cela fut terminé, elle s'attaqua aux trois autres, puis elle les monta une à une dans la chambre de l'hôtel et redescendit. Elle se campa devant la voiture, les mains sur les hanches, en s'interrogeant pour savoir par où elle allait continuer. Elle avait beaucoup transpiré depuis le début. Une grande tâche de sueur s'étalait dans son dos, comme un roman de cinq cent pages devenu liquide. Sans perdre une minute, elle fouilla dans la caisse à outils, triant ce dont elle avait besoin. Elle choisit une paire de pinces, plusieurs clefs et plongea la tête dans le moteur. Je m'apprêtais à lui proposer mon aide, mais au dernier moment je me ravisais et je suis reparti m'asseoir.
     Elle s'est acharnée tout le reste de l'après-midi sur la voiture. Elle l'a vidée presque entièrement et a monté toutes les pièces dans la chambre. Quand la nuit a commencé à tomber, elle m'a emprunté une baladeuse pour pouvoir continuer. Elle était couverte de graisse, de cambouis et j'ai songé qu'elle était comme un représentant de toutes ces choses venu frapper à ma porte. Je n'avais pas de baladeuse. A la place je lui ai donné une lampe à pétrole, celle qui me servait à ramasser les coquillages le soir et ensuite je suis allé me coucher.
    En me levant le lendemain matin, j'ai aperçu la lampe sur la terrasse et dans la voiture, le type qui dormait. Il y avait des bouteilles vides à ses côtés. La voiture était réduite à néant. Les portes, les roues, les vitres, les sièges, le moteur, avaient disparu, seules demeuraient la carrosserie et les quelques pièces trop lourdes qu'elle n'avait pas pu emporter dans la chambre. J'avais l'impression qu'elle aurait effacé la peinture si elle avait pu. Peut-être qu'elle n'avait pas eu le temps ?  
    Il n'y avait aucune trace d'elle dans les environs. Je me suis fait du café et je l'ai bu tranquillement tout en observant l'homme par la fenêtre. Il était de bonne heure. Dans la rue, la lumière du soleil ressemblait à un grand tube jaune au bord duquel trempaient quelques gouttes de brume. Je décidais de prendre le frais. J’ouvris la porte, respirai un bon coup et pris la lampe pour la ranger sous l'appentis. Arrivé sur place, j'ai remarqué qu'un tas de cageots avait été déplacé. D'ordinaire, ils étaient empilés contre la cloison du fond. Quelqu'un avait dû les placer là durant mon sommeil. J'ai jeté un léger coup de pied dedans, de façon à en éparpiller un ou deux et je suis tombé sur la fille profondément endormie. Elle paraissait encore plus sale que la veille. Son corps grelottait et aux endroits où elle n'était pas tâchée de cambouis, je discernai des petits points de peau hérissés de chair de poule.
     Je suis retourné lui chercher une couverture et un peu de café dans un Thermos. Je l'ai débarrassée des cageots et j'ai posé la couverture sur ses épaules, puis je l'ai laissée dormir. Plus tard dans la matinée, je suis allé de nouveau la voir, mais elle s'était enfuie. Elle avait bu le café, plié la couverture et remis les cageots à leur place. Elle avait dû passer par-derrière en sautant la clôture qui n'était pas bien haute. A deux pâtés de maison d'ici, il y avait la nationale. A cette heure-ci beaucoup de voitures circulaient et sans doute était-elle en train de faire du stop, ou au mieux, déjà en route.
     Le type s'était envolé lui-aussi sans que je m'en rende compte. La voiture est restée longtemps dans cet état, jusqu'à ce que les hommes de la fourrière l'embarquent. Je me souviens que, lorsqu'ils ont voulu la monter sur la plate-forme de leur camion, la voiture s'est complètement démantibulée. Ils ont été obligés de faire venir une benne pour récupérer les morceaux. La fille avait scié et dévissé tout ce qu'elle n'avait pas pu monter dans la chambre. Les ouvriers de la fourrière n'en sont pas revenus quand je leur ai annoncé qui avait fait ça et ils ont eut comme une espèce de dégoût devant tout ce travail inutile. Pourtant, il n'y avait guère de risque que ça leur arrive une deuxième fois ". 

YOT

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